Ma voix

Ce texte est extrait de mon mémoire : Vertige – De la place et de l’influence des identités et vécus neuroqueer dans les arts de la scène.

D’autres chapitres sont disponibles ici.


Un des premiers événements qui, durant ma formation, m’ont donné envie de travailler sur le sujet de l’intrication entre les identités et vécus minoritaires et la pratique théâtrale, s’est déroulé très tôt dans le module de laboratoire de l’acteur. L’exercice consistait pour chaque personne à créer une scène sur un thème donné et à la présenter devant le reste du groupe. En tant que spectateurs, nous devions ensuite faire un résumé le plus objectif possible de ce qui s’était déroulé dans la scène. Il était particulièrement important de ne pas surinterpréter ou projeter sur la scène des éléments dont nous n’avions pas de preuve matérielle. Par exemple, dire « il s’agit de deux amis », s’il n’y avait pas de signe suffisamment clair de cette amitié.

Justine (les noms ont été modifiés) avait proposé une scène où elle était boulangère et tombait amoureuse d’une personne venant acheter du pain, rôle interprété par Clara. Le résumé proposé à la fin des discussions était (en substance) : « Une femme rentre dans une boulangerie et la vendeuse tombe amoureuse d’elle ».

Le choix de préciser que le personnage entrant dans la boulangerie était une femme m’avait posé question. Dans la scène, rien n’indiquait que le personnage de Clara était une femme : il ne le disait pas, ne se genrait pas dans ses phrases, etc. Quand j’ai fait la remarque que ça ne me paraissait pas nécessairement être une considération objective comme nous l’avions défini en amont de l’exercice je me suis confronté à une incompréhension assez généralisée.

Evidemment, en tant qu’homme trans, l’explication « Elle a des seins et une voix aigüe donc objectivement c’est une femme. » ne m’a pas paru tout à fait satisfaisante, et « C’est Clara qui la joue et Clara est une femme. » non plus. L’histoire du théâtre montre assez bien que baser notre perception du genre du personnage sur le genre de l’interprète est relativement éloigné du fonctionnement réel de la discipline. C’est assez évident dans des théâtres uniquement masculins comme le théâtre grec antique ou élisabéthain, mais cela reste valable à l’époque contemporaine. On pourra citer par exemple Caroline Donnelly qui interprète le prince dans Cendrillon (Pommerat, 2011) ou Clara Mayer qui interprète Smourov dans Karamazov (Bellorini, 2016).

Pourtant, j’étais bien contraint de constater que les vingt-et-une personnes autour de moi ne doutaient pas un instant que c’était bien une femme qui entrait dans cette boulangerie. Or, l’art dit – au moins en partie – ce que le public comprend. Si quatre-vingt-quinze pour cent des personnes assistant à cette scène y voyait une femme, quelque part, je ne pouvais pas nier que cette scène représentait effectivement une femme.

Après avoir digéré et mûri ces questionnements de mon côté, j’ai réalisé quelque chose qui aurait probablement dû m’être évident depuis le départ et que je savais déjà inconsciemment, mais qui m’est devenu beaucoup plus limpide. Le principe même de l’acte artistique est (la majeure partie du temps et en tout cas clairement dans ce cas précis) de produire un ensemble de signes, et ces signes ont un sens et/ou un effet sur les spectateur·ice·s en ce qu’ils résonnent avec leur expérience propre mais aussi beaucoup en ce qu’ils représentent, disent et signifient pour elleux. Or tout ceci est extrêmement conditionné par les normes sociales dans lesquelles nous évoluons. Dans le cas dont nous parlons ici, je sais pertinemment que je vis dans un pays où la majorité des personnes sont cisgenres, où les connaissances du public sur la transidentité [1] sont minimes et où, plus généralement, il est admis comme norme qu’une personne avec une voix aigüe et de la poitrine est une femme. Je ne peux donc pas décemment produire ces signes là sur un plateau et m’attendre à ce qu’ils ne soient pas perçus par le public comme des indications que le personnage concerné est une femme.

Et pour autant, je ne peux pas me résoudre non plus à l’idée que le théâtre n’est pas en mesure de s’exprimer tout en remettant en question ces normes.

« Toute langue est un classement et tout classement est oppressif. […] Il ne peut y avoir de liberté que hors du langage, malheureusement, le langage humain est sans extérieur. » (Barthes, 1977)

Comme tout mode d’expression, comme tout langage, le théâtre est nécessairement limité par son contexte et ses outils mais pas au point de ne pas pouvoir être un outil actif du progrès.

Evidemment, le texte est une solution, si je place un personnage avec des codes physiques correspondant aux normes féminines de ma culture et de celle de mon public, je peux toujours le faire sur un texte qui explicite le fait que ce personnage est un homme et donne un sens à la manière dont il se présente visuellement. Mais l’art théâtral ne se réduit pas au texte et je suis convaincu qu’il y a possibilité d’exercer cette subversion par les autres éléments du théâtre. Ne serait-ce que parce que des arts non-verbaux peuvent aussi être des médias de subversion.

En réfléchissant à ces questions, j’ai aussi repensé à mon expérience de comédien dans HAMLET In-Yer-Face (Marinese, 2016). La majorité des rôles masculins y étaient tenus par des femmes et des rôles féminins par des hommes. En dehors du fait que le parti pris était très clair dans les notes d’intentions et les feuilles de salles, cette inversion était rendue compréhensible par le fait qu’il s’agisse d’une histoire connue et que le texte était inchangé (donc les personnages masculins parlaient au masculin et inversement).

Or, mon rôle était un rôle muet et qui n’existe pas dans la pièce originale (Pucky, une sorte de mignon, de page et/ou de fou du roi Claudius), on ne pouvait donc pas se baser sur ces éléments pour lui attribuer un genre.

Parmi les autres paramètres liés au genre des personnages venaient les costumes [photo ici] : des robes blanches pour les personnages féminins et des vêtement noir, notamment jean et chemise, pour les personnages masculins.

Le code vestimentaire coloré est un exemple potentiel d’indicateur de genre qui fonctionne ici en l’occurrence non pas parce qu’il est issu d’une norme, mais parce qu’il est proposé comme convention au public dès le début de la pièce via d’autres conventions plus normées (comme les coupes des vêtements).

Si on se repenche sur le personnage de Pucky [photo ici], on voit très vite comment, en choisissant volontairement un acteur androgyne et en utilisant les codes précédemment instaurés pour créer une ambiguïté : chemise (code masculin) blanche (code féminin) et short court (connoté féminin) noir (code masculin), lesdits codes deviennent également des outils très efficace pour créer des images plus subversives, voir queer.

Un des autres domaines sur lesquels j’ai exploré, plus tard, cette question est celui de la voix. Durant le module d’Emmanuel Robin, nous avons exploré comment ce que nous cherchons à émaner influence notre posture et notre voix (les deux étant intimement liées). Au court de l’année précédente, première année de ma transition [2], j’avais de mon côté travaillé afin de parler plus grave que je ne le faisais spontanément auparavant, et cette voix est devenue ma voix naturelle. Les deux axes majoritaires de travail proposés par Emmanuel Robin pour moi était les suivants : premièrement, j’ai une tendance globale à rentrer les épaules et à pousser le bassin en avant – chose assez commune chez les hommes trans dont l’objectif est souvent de masquer leurs formes perçues comme féminines, notamment la poitrine et les fesses – et cette posture bloque un certain nombre d’articulations, ce qui empêche une bonne propagation du son dans le squelette et donc une résonance et une portée optimale. Deuxième chose, ma voix est relativement monotone, là encore quelque chose de très courant chez les hommes transgenres qui ne prennent pas de testostérone [3] : en effet, s’appliquer à descendre sa voix mécaniquement diminue la capacité à moduler la voix sur un large spectre de hauteur puisqu’il y a moins de notes disponibles en-dessous de la note de base, et parce que l’on a spontanément tendance à limiter les modulations de voix dans les aigus pour rester dans les graves. C’est un comportement dont j’ai pu parler avec plusieurs de mes camarades transmasculins et qui m’ont fait part d’expériences similaires de leur côté. Dans mon cas, ce phénomène est d’autant plus accentué que je suis autiste : les modulations de voix perçues comme ‘naturelles’ par la majeure partie de la population sont des choses beaucoup plus acquises et apprises qu’intuitives chez les personnes autistes. J’ai mis 19 ans à apprendre ces intonations avec ma voix ‘aigue’, mais je suis très loin de les maîtriser avec ma voix ‘grave’ parce qu’elles ne me sont pas naturelles.

Cette deuxième expérience (je vais me concentrer sur ce module précis parce qu’il est assez représentatif sur le sujet, mais ce sont des remarques qu’on m’a fait d’une manière plus générale pendant la formation) m’a replongé plus profond dans mon questionnement sur le rapport aux normes sociales dans le théâtre. Je ne peux pas nier la pertinence de ces retours, ils sont factuellement vrais, et il s’agit effectivement de points à travailler si on cherche une parole compréhensible d’une part, et efficace, juste, et sensible de l’autre. Comme je l’ai dit plus haut, le public perçoit le jeu avec les codes qui sont les siens : une voix monotone envoie de fait le signal d’une forme d’ennui ou de détachement (entre autres). Ce sont des retours que je me dois, en tant qu’apprenti comédien, de prendre en compte, et de travailler. Mais ils envoient un message qui m’est insupportable : parler comme un autiste, parler comme un homme trans, c’est jouer faux ; les voix qui sont les nôtres n’ont pas leur place sur un plateau.

Evidemment, la sentence est en réalité moins sévère que ça : il s’agit toujours d’apprendre à avoir un panel de jeu le plus large possible, et la nécessité d’apprendre à avoir une voix moins monotone n’enlève rien à la possibilité d’utiliser cette voix à d’autres moments. C’est un débat que l’on a également beaucoup eu au sein de la promotion et avec nos différent·e·s professeur·e·s sur la question des accents : apprendre à gommer son accent est important, parce que l’accent ajoute des informations, porte une connotation et rend potentiellement la parole moins compréhensible mais ça ne veut pas dire qu’il n’existe pas de moments appropriés pour jouer avec un accent.

Le problème… c’est quels sont ces moments ? Jusqu’ici, les seuls qui nous ont été proposés étaient ceux qui avaient vocation à faire rire : les Erinyes dans Les Atrides (Borle, 2017), ou le module de clown (nous y reviendrons) avec Éric Zobel. Et là encore une question se pose : nos accents, nos singularités vocales n’ont-elles leur place au plateau que comme outils de ridicule ou de dérision ?

Le dernier autre moment où je me suis senti le plus libre d’utiliser ma voix comme elle est, était sur le travail de L’Amour Fou (du théâtre) (Zlatoff, 2018). Parce qu’il s’agissait justement ici de ne pas produire, de ne pas jouer. Cela faisait partie du deal – en substance – « Je me fiche que l’on entende pas la moitié de vos mots, tant que vous ne produisez pas du jeu. » Mais L’Amour Fou (du théâtre) n’était justement pas forcément une pièce de théâtre. C’était un objet scénique, performatif, et s’il était peut-être théâtral, il ne l’était n tout cas pas uniquement. Pour un certain nombre de spectateurs, et un certain nombre d’entre nous, ce n’était pas du théâtre, et justement, entre autres, pour cette raison.

Alors à quel autre moment aurais-je donc le droit de porter la voix qui est la mienne, et celle de mes camarades trans et autistes ? Uniquement dans des pièces avec des personnages désignés comme tels ? Pour tous les autres, mon travail, mon devoir de comédien sera-t-il d’avoir l’air valide ?

Je n’ai pas la réponse à ces questions. Parce que nier l’importance de la présence des corps et des voix hors-normes sur scène m’est inconcevable. Mais que la clarté de ma parole est aussi un axe primordial du métier que je veux faire, que cette clarté est conditionnée par les normes de langage de ma culture, et que ma culture est, malheureusement, construite dans l’ignorance totale des corps et des vécus transgenres et handicapés.

Donc non, je n’ai pas de réponses à ces questions mais je sais que ce c’est à ça que je veux travailler dans mes expériences à venir.

[1] Transidentité : identités, vécus et expériences des personnes transgenres

[2] Il est courant chez les hommes transgenres de prendre un traitement hormonal de substitution à base de testostérone qui a entre autres comme effet de provoquer une mue similaire à celle vécue en générale par les hommes cisgenres à la puberté.

[3] Transition : processus (médical, social, administratif, etc.) d’une personne transgenre pour vivre dans le genre qu’elle souhaite

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