Le regard valide
Ce texte est extrait de mon mémoire : Vertige – De la place et de l’influence des identités et vécus neuroqueer dans les arts de la scène.
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Je me souviens de vous comme d’un livre que j’ai lu enfant et que j’ai aimé et que je redécouvre
Les antennes et les branches, Léonie Casthel
Judith Scott est une artiste américaine avec de trisomie 21 et sourde née en 1943. Personne ne s’étant rendu compte de sa surdité elle a été considérée comme « inéducable » et « grandement déficiente mentalement ». Elle a alors été séparée de sa jumelle valide, Joyce Scott, pour être placée en institut à l’âge de 7 ans. En 1985 sa sœur réussi finalement à l’en faire sortir, et elles vécurent ensemble jusqu’au décès de Judith en 2005 à presque 62 ans. Pendant tout ce temps Judith Scott a élaboré sa propre technique de sculpture à base d’objets récupérés ou volés recouverts de divers matériaux textiles. A l’heure actuelle, ses œuvres font partie des collections permanentes de neuf musées à travers le monde.
J’ai rencontré le travail de Judith Scott quand j’avais 16 ans. Il y a des œuvres qui nous habitent toujours et ce n’est pas un hasard si, dans mon cas de personne autiste, celles d’une femme handicapée considérée par ses pairs comme inapte à la communication en font partie.
A l’époque déjà, ignorant encore mon propre handicap, j’ai senti que quelque chose se passait devant ces œuvres. Mais de tout mon groupe de sortie scolaire personne d’autre ne s’était arrêté devant. On a tous de ces œuvres devant lesquels on a senti que quelque chose de vrai se disait. De profondément, intimement, vitalement, viscéralement vrai. Aujourd’hui encore rien qu’à taper ces mots je ne peux pas m’empêcher de pleurer. Devant la beauté du souvenir de ce choc poétique. Devant la colère et l’espoir que nourrissent chez moi l’histoire de Judith Scott. Devant le surnaturel et pourtant en réalité la cohérence évidente de la proximité que je sens avec elle. Et devant la grandeur et la puissance de l’acte artistique que ce qui s’est passé et se passe encore dans mes tripes prouve avec tellement de sublime.
En juin 2018, je suis allé à l’ENSATT (École Nationale Supérieur des Arts et Techniques du Théâtre) pour assister à la soutenance de Léonie Casthel, autrice autiste. Elle y a lu des extraits de sa pièce, Les antennes et les branches, qui est centrée sur la rencontre et l’évolution de 4 personnages autistes. Pendant l’entretien avec le jury, un·e des membres lui a fait le reproche – en substance – que, en tant que personne alliste (= personne qui n’est pas autiste), cette pièce ne lui apprenait rien. Qu’elle ne lui donnait pas une meilleure compréhension de l’autisme.
Si l’on met de côté le fait que, pour peu que l’on en ait envie, il y ait plein de chose à apprendre sur l’autisme dans cette pièce (la rémanence sensorielle, le scripting, le rapport au regard, etc.) et que de nombreuses personnes allistes lui en aient fait le retour, l’attente même de cette personne vis-à-vis de la pièce m’a vraiment dérangé mais est assez symptomatique du propos que je veux porter dans ce chapitre.
(Je tiens à préciser que les réflexions que je propose ici sont les miennes et qu’il ne s’agit en aucun cas d’assimiler l’autrice à mes propos.)
Quand un·e artiste handicapé·e propose un acte artistique qui parle de son handicap les personnes valides attendent de cet acte qu’il les instruise sur le handicap en question ou la vie avec le handicap, et cette attente est révélatrice de deux choses.
Première chose : quand on montre des personnages handicapés, ce qui intéresse ce ne sont pas les personnages, c’est le handicap. Même sans rien comprendre à l’autisme il y avait dans cette pièce foule de chose à ressentir et à partager : la solitude, la peur, la colère, la joie, la rencontre, la relation entre les personnages et son évolution… comme dans n’importe quelle pièce avec des personnages en fait. Mais parce qu’ils sont handicapés ce n’est pas satisfaisant, parce qu’alors la vie et l’émotion de l’individu ne compte plus si l’on n’y comprend pas son handicap.
Dans ce même entretient le reproche du peu de relations entre les personnages handicapés et des personnages valides avait été émis. Comme si une rencontre entre deux personnages handicapés avait finalement moins d’intérêt qu’une rencontre avec un personnage valide. Parce que les personnes handicapées ne sont pas intéressantes en elles-mêmes, elles sont intéressantes quand il y a un regard valide dessus et que le propos tourne autour de ce qu’implique le handicap pour les personnes valides et non pas pour les personnes handicapées.
Cette critique avait même initialement été formulée comme un manque de « rapport à l’autre ». Assez révélateur de l’idée sous-jacentes que les personnes handicapées ne sont pas des personnes et/ou qu’elles sont un bloc indistinct et uniforme. Deux personnes handicapées qui se rencontrant ne seraient alors pas en train de faire l’expérience du rapport à l’autre, puisqu’il n’y aura soit pas de relations, soit pas d’altérité. Idée déshumanisante et humiliante s’il en est.
Deuxième chose, encore plus intéressante : ces personnes allistes ont d’office considéré que la pièce s’adressait à elles. L’idée que l’on puisse créer un objet artistique en premier lieu par et pour les personnes autistes n’a même pas eu l’air d’être concevable. J’ai lu ou entendu cette pièce trois fois et à chaque fois pour toutes les personnes autistes présentes cela a été d’une richesse émotionnelle rare. La présence des artistes handicapés dans le monde artistique est nécessaire parce que nous avons éventuellement des choses à dire aux personnes valides, mais aussi parce que nous avons des choses à nous dire.
Les membre d’un groupe social dominant ne se posent presque jamais la question de l’accessibilité ou même de l’intérêt de leurs productions artistiques pour les dominé·es. Nous en reparlerons plus tard, mais il est assez clair que, à moins qu’un spectacle porte précisément sur le sujet (et encore), aucun·e metteurice en scène ne se pose par exemple les questions suivantes durant la création : « Mon spectacle est-il accessible à une personne autiste avec les spécificités de réception sensorielle et psychique que cela implique ? Que puis-je faire pour que ce soit le cas ? ». Je ne prétends pas que la solution à cette question soit facile à trouver, en revanche j’affirme que dans le monde actuel du théâtre, non seulement elle n’est pas posée, mais il n’est même pas pensé que ce soit une question à se poser. Et pourtant, à l’inverse, dès que l’on propose une pièce sur les personnes autistes, l’accessibilité et l’intérêt du propos pour les personnes allistes est tout de suite leur problème numéro un.
Le choc poétique n’est pas de la même nature que celui des idées qui nous apprennent et nous apportent du dehors quelque chose que nous ignorions ; il est une révélation d’une chose que nous portions obscurément en nous et pour laquelle il ne nous manquait que la meilleure expression pour nous la dire à nous-même.
Cette émotion appelée poésie, Pierre Reverdy
Si l’on suit un petit peu cette proposition de Pierre Reverdy j’ai l’impression que, bien souvent, face à nos expériences de personnes autistes (ou plus largement minorisées), les personnes allistes (ou plus largement non-minorisées ne se laissent pas la possibilité de vivre un choc poétique parce que (probablement pas consciemment) elles nous perçoivent comme tellement étranger·e·s qu’elles cherchent dans nos paroles un choc des idées, quelque chose d’extérieur à apprendre. Sans penser que, peut-être, comme lorsqu’elles vont voir un spectacle fait par des personnes allistes, elles pourraient juste être émues parce que nous ressentons des choses qu’elles peuvent ressentir aussi.
Et c’est pour toutes ces raisons que mes expériences de spectateur comme de comédien et d’auteur me poussent vers un acte artistique à destination des populations minorisées. Parce que l’immense majorité de la production théâtrale n’est pas pensée pour nous ou même en nous prenant en compte. Parce que nous sommes isolé·e·s et que nous avons tellement de choses à nous dire. Et parce que si je parle d’autisme sans essayer d’enseigner quelque chose alors peut-être on apprendra à m’écouter pour d’autres raisons que pour essayer de me comprendre comme un objet d’étude. Alors peut-être on entendra le poétique parce qu’il n’y aura pas d’idée. Alors peut-être on m’écoutera comme on écoute les personnes allistes : comme des personnes avec des émotions qui nous touchent et qui nous en apprennent sur nous, pas comme une souris à disséquer.
Les antennes et les branches, Léonie Casthel : https://www.wattpad.com/story/207402915-les-antennes-et-les-branches
Plus sur Judith Scott : https://alistairh.fr/index.php/judith-scott/
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