Je ne me souviens plus de l’adolescente que j’étais : L’angle mort de la socialisation genrée

Cet article est une retranscription de cette vidéo :


Bonjour et bienvenue sur ma chaîne, c’est Alistair, et aujourd’hui, comme d’habitude, on va parler de socialisation genrée. Mais pas comme d’habitude, on va aussi parler de voyage dans le temps !

Si vous ne me connaissez pas : bienvenue. Je m’appelle Alistair. Je suis un homme trans. Et sur cette chaîne, entre autres choses, je parle de transidentité.

Ça fait quelques temps déjà que mes vidéos parlent régulièrement de socialisation genrée, je vous en mettrai d’autres dans le i et dans la description si ça vous intéresse, mais si vous ne savez pas ce que c’est, pas de panique, on va commencer par là quand même !

Partie 1 : C’est quoi la socialisation genrée ?

La socialisation genrée c’est un terme qui, d’une manière générale, va servir à parler du fait que les personnes autour de nous nous traitent différemment en fonction de notre genre (perçu et/ou réel) et que donc nos expériences de vie dans la société sont impactées par notre genre et par conséquent la manière dont on se construit aussi.

En gros, on ne traite pas les filles et les garçons de la même manière, donc les filles et les garçons n’ont pas la même expérience de vie en société : socialisation genrée.

Pour donner un exemple concret et un peu cliché, on va souvent encourager les filles à aimer le rose et leur offrir des objets roses, et on va souvent décourager les garçons d’aimer le rose et restreindre leur accès à des objets roses. Et donc par voie de conséquence directe, il y a plus de filles qui aiment le rose et qui en portent que de garçons qui aiment le rose et qui en portent. Et ce n’est à priori pas parce que les filles ont un amour inné du rose. D’ailleurs, suivant les endroits et les époques, les mêmes couleurs ne sont pas associées au même genre.,C’est juste que les enfants sont socialisés de manière genrée, et ça les pousse à se développer de manières différentes.

Cette idée, elle est simple et, suivant les sujets, elle est plus ou moins acceptée par différentes personnes. Mais vu le contenu de ma chaîne, je vais partir du principe que tout le monde ici est d’accord avec l’idée de base que, non, les petites filles ne sont pas nées avec le gène Barbie qui fait aimer le rose et que, oui, la société nous conditionne à faire ou ne pas faire certaines choses, aimer ou ne pas aimer certaines choses, nous comporter d’une manière ou d’une autre, suivant notre genre, au moins dans une certaine mesure.

Là où ça se corse un peu, c’est quand on commence à parler de personnes trans.

Par exemple, les hommes trans sont des hommes, mais comme ils ont été élevés « comme des filles », potentiellement ils ont été encouragé à aimer le rose. Et les femmes trans qui ont été élevées « comme des garçons » ont sûrement été découragées d’aimer le rose quand elles étaient enfants. Donc est-ce que c’est vraiment juste de dire que c’est les filles qu’on encourage à aimer le rose, et les garçons que l’on décourage ?

Petit aparté : je suis au courant que les personnes non-binaires existent. Je ne vais pas beaucoup les mentionner dans cette partie de la vidéo parce que les réflexions de surface sur le sujet s’encombrent rarement de les prendre en compte, et aussi parce que « personnes non-binaires » ça inclut une diversité de vécu encore plus grande que « homme trans » et « femme trans » donc c’est d’autant plus difficile de faire des généralités dessus, et quelque part tant mieux, mais le reste de cette vidéo après ça sera moins spécifiquement genré et pourra s’appliquer à tout le monde.

Quand on commence à rentrer dans ces questions, on va souvent avoir plusieurs manières de considérer la socialisation genrée.

La première manière, ça va être de considérer que les femmes trans ont une socialisation d’homme et les hommes trans une socialisation de femme. C’est généralement ce que font les TERFs et Gender Critical, un mouvement anti-trans un peu spécifique qu’on va pas explorer aujourd’hui, mais comme d’habitude, si ça vous intéresse je vous mets des infos dans la description. Ces personnes-là vont notamment utiliser cette idée pour dire : « Les femmes trans ont été socialisées comme des hommes, et donc elles sont un danger pour les femmes parce que les hommes sont socialisés d’une manière qui les rend misogynes et violents, notamment sexuellement. »

On a aussi un certain nombre d’hommes trans et de personnes transmasculines qui souscrivent à cette idée pour dire, en gros : « Je suis un homme, mais j’ai été socialisé comme une femme, donc moi je suis pas misogyne et violent, et au fond j’ai un vécu social de femmes, donc je suis concerné par les violences faites aux femmes et le féminisme de la même manière que les femmes. » Ce qui, euh… je comprends d’où ça vient, mais c’est de la merde. On y reviendra.

La deuxième possibilité, c’est de considérer que les femmes trans ont une socialisation d’hommes et les hommes trans une socialisation de femmes jusqu’à leur transition, mais que cette socialisation évolue avec le temps. En gros, si je prends mon exemple, ce serait de dire que enfant et ados j’étais perçu comme une fille et traité comme une fille, et que quand j’ai transitionné et que je suis devenu perçu comme un homme, à partir de là j’étais socialisé comme un homme. C’est déjà un peu plus sensé que la première option parce que effectivement, pourquoi je serais encore socialisé comme une fille alors que tout le monde dans ma vie me considère comme un homme ?

Et enfin, la possibilité numéro 3 c’est de considérer que, même avant leur transition, les personnes trans étaient déjà non-conformes dans le genre et que donc elles n’ont pas été socialisées comme les personnes cis. Par exemple, que même à l’époque où elles étaient perçues comme des petits garçons, la majorité des femmes trans était déjà perçues comme efféminées, ou gay, ou queer, ou plus généralement bizarres et pas en train de répondre aux attentes qu’on avait d’elles en tant que garçon. Et donc, forcément, elles ont tout un tas d’expériences en lien avec ça, dont des expériences de violence qui s’apparentent tout à fait à des expériences de misogynie dans certains cas. Si elles n’ont pas été socialisées de manière identique aux femmes cis, elles n’ont pas été socialisées de manière identique aux hommes cis non plus, à fortiori pas de manière identique aux hommes cis hétéro et/ou conforme dans le genre, et elles ont souvent des vécus de violence genrée dans l’enfance et dans l’adolescence.

Et en plus de ça vient le fait que, même quand on nous traite comme des filles ou comme des garçons, ça n’empêche pas que l’on sache ce qu’on attend et des filles, et des garçons, et que l’on soit influencé par les attentes posées sur le genre auquel on s’identifie, même quand on n’est pas perçu·es comme tel·les, et souvent même encore quand on n’a pas réalisé nous-même qu’on s’identifie à ce genre-là. Concrètement qu’on soit une fille ou un garçon, on sait socialement qu’on a attend des filles qu’elles ne se défendent pas quand un garçon leur fait du mal, et donc même si les autres peut-être nous perçoivent comme un garçon, si nous on ne se perçoit pas comme un garçon ou pas suffisamment, on peut quand même tout à fait internaliser l’idée qu’on n’est pas censé·e se défendre, et que c’est ça notre rôle, et que c’est normal de subir ce genre de violence.

Dans ce contexte, il paraît logique de reconnaître que la socialisation genrée des personnes trans est complexe, et se résume rarement à « socialisé·e comme un garçon si assigné·e garçon » et « socialisé·e comme une fille si assigné·e fille » et ce même dans l’enfance, et avant la transition.

Tout ça n’est pas le sujet de cette vidéo. Mais ça me paraissait important de remettre les bases un peu sur cette question, et si ça vous intéresse et que vous voulez aller plus loin, je vous met des sources dans la description bien sûr.

Cette dernière option, c’est celle qui va être la plus courante dans la théorie queer, et qui consiste pour résumer à dire que « Les femmes trans sont des femmes. » et « Les hommes trans sont des hommes. » ce ne sont pas des slogans pour faire joli. On dit ça parce que les vies des femmes trans sont réellement différentes de celles des hommes, et sont réellement des vies de femmes, et les vies des hommes trans sont réellement différentes de celles des femmes et sont réellement des vie d’hommes, et ce même avant leur transition, au moins en partie.

Et moi je suis d’accord avec tout ça ! C’est ce dont je parlais jusqu’ici dans mes vidéos. Mais j’ai réfléchi à quelque chose qui, il me semble, manque à cette vision de la socialisation genrée, et c’est ça dont on va parler maintenant.

Partie 2 : Quand j’avais 15 ans

Pour celleux qui ne saurait pas, en plus d’être YouTubeur je suis auteur. (J’ai d’ailleurs déjà publié un livre le lien est dans la description.) Et depuis l’année dernière je travaille sur un roman dont la masculinité est la thématique probablement la plus importante, et qui est centrée sur l’histoire de deux jeunes garçons de 19/20 ans qui sont tous les deux cis et gay.

En travaillant sur ce roman, je suis pas mal amené à réfléchir et à écrire sur les expériences d’adolescence de ces personnages, et sur comment elles les ont amenés à être de la manière dont ils sont au moment où le roman prend place. Et, à plein d’égards, on est directement dans ces enjeux de socialisation genrée et de comment ça te construit différemment d’être perçu comme un garçon de 15 ans hétéro ou gay, comme un garçon de 15 ans qui réussit à être masculin « comme il faut » ou qui ne réussit pas, comme un garçon de 15 ans blanc ou Sud-Est asiatique, etc.

Et malgré tout ce dont je parlais dans la première partie, et le fait que je ne crois pas nécessairement avoir eu « une socialisation de fille » quand j’étais enfant et ado, je me suis quand même trouvé un peu surpris par à quel point je me sentais proche de ces personnages et de leur expérience.

Notamment, dans la construction que je fais de leur adolescence, il y a des anecdotes inspirées de ma vraie vie d’ado. C’est pas du tout autobiographique, mais ma connaissance de ce que c’est d’avoir 15 ans vient forcément en partie de mon expérience d’avoir 15 ans et de ce que j’ai vécu, et de ce que mes amis ont vécu, et de ce que j’ai vu et dont j’ai été témoin à l’époque.

Mais moi à 15 ans je pensais être une meuf bi, et je ressemblais à ça :

Photo de moi ado. J'ai les cheveux longs et je souris. Je porte un t-shirt Ensiferum et une veste en jean sans manche par dessus une veste en cuire. Je porte un colier avec un pendantif argenté en for d'arbre, et j'ai une painte de bière en forme de corne dans la main. On ne peut pas dire que je sois très féminin, mais pas particulièrement masc non plus. Je suis j'ai juste l'air d'une ado métaleuse de 16 ans.

J’étais dans un couple censé être hétéro et a priori perçu et traité comme tel.

Donc pourquoi les expériences de mec cis gay de 15 ans me semblent si proches de ma vie à moi ? Et là, je parle de ce cas fictif parce que c’est un super exemple sur lequel s’appuyer pour cette vidéo et pour ce que je veux dire, mais plus le temps passe et plus je discute avec des mecs cis gay de leur vie et de ma vie, dont de nos adolescence, et je ressens même pas le besoin de préciser que je suis trans pour donner du contexte, parce que ce que je dis a du sens même si on pense que je suis un mec cis gay.

Et on se retrouve sur plein de choses, y compris sur des choses comme nos premières expériences sexuelles, alors qu’on pourrait tout à fait penser spontanément que ma première fois avec un mec n’est pas vraiment similaire ou comparable avec la première fois avec un mec d’un garçon cis.

Et ça m’interroge tout ça !

Et à un moment, je pensais à une des anecdotes de mon adolescence qui m’a inspiré dans mon écriture de Ajax & Simon, mon roman, et j’ai compris ce qui se passait, donc je vous raconte.

Quand j’avais 15 ans, j’étais en première L. Donc on était, en me comptant, 5 mecs en tout dans ma classe et 4 d’entre nous formions une bande de potes. Un jour, on fait une soirée pour l’anniversaire d’un d’entre nous. Les parents nous ont laissé la maison, on est un peu bourrés, il est minuit et demi, on décide de regarder Le Silence des agneaux et après Evil Dead qui venait de sortir. C’est un film d’horreur hyper gore.

À ce stade de la soirée, ce qui se passe c’est qu’on est tous en train de chier dans notre froc. Mais on est des garçons de 15 ans, donc on va pas dire ça ! Et je me souviens sincèrement pas de comment la transition entre ces deux moments s’est faite, mais après ça un de mes amis commence à scroller PornHub sur son téléphone, et on commence à parler de porno et à faire des trucs comme chercher les catégories ridicules sur le site, genre le porno avec des légumes, ou je me souviens qu’il y avait une vidéo d’un mec avec un masque d’alien en latex super mal fait et cheap, c’était complètement absurde et ridicule. Bref, on fait ça, on débat de nos catégories porno préférées et je sais pas quoi d’autre jusqu’à ce qu’au bout d’un moment ça nous lasse et on aille faire autre.

Cette autre chose, c’était regarder The Mask avec Jim Carrey, si vous voulez tout savoir, donc globalement un enchaînement d’activité plutôt hétéroclites ce jour-là. Mais passons.

Le souvenir que j’ai moi de cette soirée, c’est qu’on était tous dans un moment de vulnérabilité parce qu’on s’était fait flipper avec des films d’horreur et du coup on avait besoin de se prouver que non, tout allait bien, parce que cette peur là nous attaquait un peu dans notre masculinité et dans la manière dont on considérait qu’on aurait dû être plus forts que ça en quelque sorte. Les films d’horreur nous faisaient flipper, on voulait pas l’admettre, et on avait besoin de se de prouver et de prouver aux autres notre masculinité.

Et cette discussion sur le porno et le fait de regarder du porno ensemble pour faire des blagues, c’était un moyen facile et accessible pour performer : « Non c’est bon, je suis un vrai mec. Je suis gêné de rien. Haha, regardez je fais des blagues de cul. »

Voilà. C’est ça l’anecdote.

La première chose que je me dis en repensant à ça, c’est que c’est pas une anecdote de meuf. Je ne peux pas dire qu’aucune meuf n’a jamais vécu ça, mais globalement, on le voit bien je pense dans comment je le raconte et comment je l’analyse, pour moi c’est vraiment une scène qui est directement liée au fait qu’on était une bande de mecs, moi y compris. Cette scène, elle s’est passée comme ça parce qu’on était des mecs, et qu’on était ensemble. Et le sujet de cette scène c’est en grande partie la masculinité, et la construction et la performance de la masculinité au sein d’un groupe de garçons.

Cette constatation-là, elle fait écho à ce que je disais dans la partie d’avant. Que même si j’étais censé être une fille et être perçu comme une fille, et même si j’étais pas particulièrement masculin ou quoi à l’époque, j’étais quand même au moins partie perçu comme faisant partie du groupe des mecs.

Et les gens le disaient explicitement comme ça à l’époque d’ailleurs. « Alistair ça compte pas, c’est pas vraiment une meuf. » c’est une phrase que j’ai déjà entendu dans ma vie.

Et j’ai l’impression que c’est ce fait-là qui a rendu cet événement possible, et qu’il ne serait jamais arrivé si j’avais été une meuf cis.

Mais il y a une deuxième chose pour moi qui se passe dans cette anecdote, et qui est le cœur de ce dont je veux parler dans cette vidéo, qui est que j’ai aucune idée de si c’est vraiment ça qu’il s’est passé à l’époque.

Partie 3 : Ce qu’il s’est vraiment passé

Au début de ma transition, j’avais tendance à parler de moi au féminin quand je parlais de moi enfant parce que je me voyais comme ayant été une petite fille, et je me disait un peu ce truc de socialisation genrée, que quand même à l’époque j’avais été une fille, et que par exemple quand à 6 ans j’avais un crush sur une fille c’était important comme contexte que j’étais une fille et que donc je pensais que c’était pas hétéro, et que par plein d’aspect ça ne l’était pas. Donc j’allais dire « Quand j’avais 6 ans, j’étais amoureuse d’une fille. » et pas « Quand j’avais 6 ans j’étais amoureux d’une fille. » parce que pour moi ça traduisait mieux le contexte et le sens que ces sentiments-là avaient à l’époque.

Mais plus le temps passe, et plus mon identité présente s’infuse dans mes souvenirs en quelque sorte. Plus je transitionne, plus je me perçois comme un homme, plus je me pense comme un homme, plus cette identité devient complète et stable et juste, et plus je regarde mes souvenirs en pensant au moi de l’époque comme un garçon ou comme un adolescent.

Et en vous racontant mon anecdote tout à l’heure, j’ai fait le choix de vous la raconter comme ça : de la manière dont je la ressens, de la manière dont je la vois, et de la manière dont je m’en souviens aujourd’hui, c’est-à-dire que j’étais un garçon de 15 ans dans un groupe de garçons de 15 ans. Et si vous n’aviez pas su que j’étais trans, j’aurais pu vous raconter la même anecdote et elle aurait eu du sens comme étant une anecdote vécue par un garçon cis.

Peut-être que ce qu’il s’est passé ce jour-là c’est exactement ce que je vous ai raconté. J’étais plus ou moins perçu comme un garçon et j’ai eu une expérience de garçon dans un groupe de garçons. Mais peut-être que ce qu’il s’est passé ce jour-là c’est quelque chose de complètement différent, où je me percevais comme une fille, où tout le monde me percevait comme une fille, et où tout se serait passé de la même manière si j’avais effectivement été une fille cis. Très probablement, ce qu’il s’est passé ce jour-là est quelque part entre ces deux options, mais personnellement je ne sais pas où.

Et ce moment n’existe plus, c’était il y a 10 ans. Ce qui existe, c’est le souvenir que chacun d’entre nous avons. Et ce qui existe pour moi personnellement, c’est le souvenir que moi j’en ai. Et en fait, ce qu’il s’est réellement passé n’importe qu’à moitié, parce que ça ne change rien au fait qu’aujourd’hui je suis un mec de 26 ans qui se souvient de l’époque où il en avait 15 et où il avait besoin de prouver sa virilité à ses potes en soirée.

Je vis avec ce souvenir. Je vis avec cette expérience et elle me construit comme ça. C’est ça mon expérience de socialisation genrée.

Ce que je retire de cette réflexion, c’est que quand on parle de la manière dont nos expériences passées nous influencent, on pense ça comme une influence fixe. C’est-à-dire : « Il s’est passé tel événement dans le passé, et ça ne changera jamais, donc cet événement va t’influencer pour toujours de la même manière, et c’est tout. » Et ce n’est pas vrai.

Mon passé m’influence et me construit, bien sûr, mais d’autres choses aussi. Et heureusement au fil du temps je grandis et je change, donc ma perception de mon passé change aussi et donc son influence sur moi change et donc je change, etc., etc., etc. Je suis en constant dialogue avec mon passé et mes souvenirs, et on se fait évoluer l’un et l’autre.

Les questions de « Est-ce que j’étais une fille quand j’avais 15 ans ? » ou « À quel point est-ce que j’ai eu une adolescence de fille ? » ne sont pas inintéressantes, mais leurs réponses ne change pas le fait que, aujourd’hui, je vis avec des souvenirs d’adolescent. Et je pense que ce fait là il est important dans la réponse à la question : « Comment mes expériences de socialisation genrée dans l’adolescence m’influencent aujourd’hui ? »

Je suis un homme qui vit en tant qu’homme avec des souvenirs de garçon. Et pas seulement parce que j’étais peut-être traité comme un garçon ou au moins pas comme les autres filles à l’époque, mais aussi parce que ma transition a activement changé ma perception de moi-même, dans le présent et dans le passé.

Je ne vis pas avec les mêmes souvenirs d’enfance qu’il y a 5 ans ou 10 ans. Ma transition n’a pas changé que mon présent et mon futur, elle a changé mon passé aussi.

C’est pour ça que je parlais de voyage dans le temps au début. Mon passé tel qu’il est arrivé ne change pas bien sûr, car la transition ne donne malheureusement pas encore de pouvoir paranormaux, mais la manière dont mon passé continue d’exister dans le présent, ses traces dans mon présent, elles, changent.

Et c’est ça qui compte. Parce que c’est ça avant tout, la socialisation genrée qui m’influence au quotidien.

Je ne peux pas dire que toutes les personnes trans le vivent comme moi, et je sais même que ce n’est pas le cas. Comme je le disais plus tôt, c’est quelque chose qui a aussi évolué avec ma transition, donc ça n’a même pas été toujours le cas pour moi non plus.

Mais c’est une réalité. C’est une réalité pour moi, et je ne peux qu’imaginer, une réalité pour plein d’autres personnes trans, a fortiori avancées dans leur transition, parce qu’il n’y a pas de raison que je sois le seul.

D’ailleurs juste après que j’ai fini de rédiger le script de cette vidéo, j’ai publié ma dernière vidéo, et à la suite de ça vous avez été plusieurs à m’envoyer un contenu de Les vidéos de Léo, un homme trans, où il parle exactement de ça mais dans l’autre sens. Moi ici je parle d’un souvenir masculin et comment ma transition m’en a rapproché, et lui parle d’un souvenir féminin, celui du harcèlement de rue, et comment la transition l’en a éloigné, et comment ça influence son rapport aux femmes et au féminisme.

J’aurais des choses à rajouter et à nuancer sur ce qu’il dit dans la vidéo, donc je vais probablement faire une vidéo dessus plus tard, mais elle est par ailleurs très bien, donc je vous la mets dans la description et je vous recommande d’aller la voir si c’est un sujet qui vous intéresse.

Partie 4 : Pourquoi ça compte ?

Arrivé·es là, qu’on soit ou pas d’accord avec moi, on est en droit de se demander pourquoi c’est utile de se poser toutes ces questions. Est-ce que finalement c’est pas un peu un détail sans importance ?

Pour moi, c’est important autour de la question de la transidentité déjà et de la socialisation genrée comme je l’expliquais au début. Je pense que c’est important de réaliser que beaucoup d’hommes trans ont des enfances et des adolescences de garçons, et beaucoup de femmes trans ont des enfances et des adolescences de filles, au moins en partie, si on veut essayer de réellement comprendre les vies des personnes trans et de dire des choses intéressantes dessus.

Mais au-delà de ça, je pense que c’est important parce que c’est une question qui ne s’arrête pas du tout à la question de la transidentité ou même juste du genre.

L’enjeu de fond de tout ce que je raconte depuis le début, c’est : « Est-ce que l’on considère que lorsque quelqu’un vit quelque chose, ça le marque et ça le conditionne à vie d’une manière inchangeable ? » Est-ce que si j’ai vécu une enfance de fille, alors je suis marqué à vie comme ayant eu une enfance de fille, et ça m’influencera toujours comme tel, où est-ce que la vie que je mène et que je construis peut me permettre de m’approprier cette histoire et de construire autre chose avec ?

Et je pense que reconnaître la possibilité de ce changement, c’est important à toutes les échelles, et c’est notamment important quand on parle de violence.

C’est important quand on parle de violence subie et de trauma, parce qu’un stress post-traumatique c’est exactement ça, cognitivement.

C’est le cerveau qui se souvient de l’événement traumatique tel qu’il est arrivé, qui le fixe dans cet état comme si c’était encore en train d’arriver, au lieu d’en faire un souvenir. Et c’est pour ça qu’on a des flashbacks comme si c’était en train d’arriver, et c’est pour ça qu’on a des états d’anxiété et de dépression et d’émotions compliquées comme si c’était encore en train d’arriver.

Et se rétablir d’un événement traumatique, c’est être capable de prendre la violence vécue, et de s’en souvenir d’une manière qui n’est pas exactement comme lorsque ça nous est arrivé de manière aussi vivide et intense mais d’en faire quelque chose d’autre, avec lequel on peut fonctionner et vivre. D’en faire un souvenir et pas une expérience présente.

Et c’est possible. Et c’est important de le dire.

Pour moi, le fait de voir mes souvenirs changer et s’adapter à ma vie actuelle ou s’intégrer à mon identité c’est directement parallèle au fait que ces souvenirs deviennent beaucoup moins traumatiques. Il y a quelques années, je me souvenais de mon adolescence et d’un partie de mon enfance comme un truc horrible, parce qu’au moment où je l’ai vécu ça l’était, mais plus le temps passe et plus je suis capable d’y penser de manière apaisée et même attendrie à plein d’égard.

Et ce n’est pas parce que les violences que j’ai pu subir sont magiquement moins violentes si je m’en souviens comme les ayant vécu en tant que garçon, c’est parce que le fait que je soit capable de m’en souvenir d’une manière différente est liée au fait que mes souvenirs sont devenus plus souples et plus des souvenirs au lieu de flashbacks gigantesques et rigides et inébranlables qui prennent toute la place.

Il ne s’agit pas de dire que la transition guérit le stress post-traumatique, qu’on soit bien clairs, (même si, bien sûr, se sentir mieux au quotidien, ça aide dans ce parcours) mais il s’agit de dire que le processus par lequel mes souvenirs deviennent moins traumatiques et le processus par lequel ma perception de moi-même se modifie à l’intérieur de mes souvenirs est le même processus. C’est un processus de réappropriation de mes souvenirs et de mise à jour de mes souvenirs qui est normal, et dans pas mal de cas, souhaitable.

Et c’est aussi important de parler de tout ça pour parler de violence commise.

Parce que dire que les choses que l’on vit nous marquent de manière immuable, et que notre socialisation nous conditionne irrémédiablement à agir de la même manière toute notre vie, c’est aussi dire que toutes les personnes qui grandissent et vivent dans un contexte social où on leur apprend des valeurs et des comportements violents et discriminants et oppressifs, c’est-à-dire littéralement tout le monde, ne pourront jamais déconstruire ça. Que l’on est tous et toutes condamné·es à perpétuer toutes les violences que l’on nous a apprises parce qu’on ne peut pas changer le passé ni son influence et donc on va tous et toutes agir pour toujours de la manière dont on a été programmé·es à agir enfant.

Et, heureusement, ce n’est pas vrai.

Et lutter pour la justice sociale et pour les droits humains, et plus globalement pour l’idée que ce serait sympa si les gens étaient en moyenne plus heureux et moins maltraitants, nécessite de croire et de dire et d’appliquer dans nos réflexion l’idée que nous pouvons changer.

Qu’un même passé ne nous conditionne pas à une issue unique parce que nous et les personnes autour de nous avons du pouvoir et de l’agentivité sur nos décisions de vie.

Que l’on a une marche d’action sur les idées et les modèles qui nous ont été enseignés et imposés lorsque l’on était plus jeunes et qu’on peut les déconstruire et s’en libérer, et travailler à faire quelque chose d’autre et de meilleur que ce qu’on nous a appris.

Il ne s’agit pas de nier l’existence de cette influence, ni de dire que l’on pourra un jour s’en extraire complètement (si tant est que ça veuille dire quelque chose) mais simplement que nous sommes capables de faire des choix et que les violences que nous avons pu subir ou infliger ne nous volent pas cette capacité-là.

Et, oui, je crois que c’est important.

Outro

Merci d’avoir regardé cette vidéo.

Avant de vous quitter, je tiens à vous rappeler l’existence de mon Patreon, où il y a du contenu exclusif et en avant-première, dont du contenu gratuit, et de ma boutique où j’ai notamment mon premier livre Plume, qui parle aussi d’adolescence et de handicap et de qu’est-ce qu’on fait de tout cet héritage de merde-là. Ainsi que plein de pins et de stickers divers et variés, et un petit nombre de zines et autres choses gratuites à télécharger.

Si vous avez des questions, des réflexions, des témoignages, n’hésitez pas dans les commentaires je les lis tous. D’autant en plus ici que j’espère faire une autre vidéo en lien avec la vidéo de Léo sur « Est-ce que la socialisation des hommes trans les rend misogynes ? » un thème qui est du coup hyper lié à ce dont je parlais dans cette vidéo, donc je serais doublement content de vous lire sur ce sujet pour nourrir ma réflexion dans ce travail.

Sur ce, je vous souhaite une bonne fin de journée, et à tout bientôt !

Annexes

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